Le cas Meissner

Chapitre I

Gary ne répondait plus au téléphone depuis plus d’une semaine. Cela finit par me tracasser au point que je me demandais si je ne devais pas aller voir où était le problème.

J’hésitais encore à faire le déplacement lorsque je reçus un coup de fil de Georges.

Georges, un homme aussi rond que jovial, est le tenancier du seul drugstore de Jackson la petite ville située à une vingtaine de kilomètres du “Pavillon de Chasse”. Lorsque quelqu’un y séjourne, c’est lui qui en assure l’approvisionnement ; il le faisait déjà du temps de mon père.

« J’y suis allé hier – me dit-il – comme toujours le mardi matin, mais il n’y avait personne. La porte était entrouverte alors j’ai toqué et je suis entré pour voir si votre ami était à l’intérieur, mais il n’y était pas. Ça m’a surpris, mais j’ai pensé qu’il était juste allé faire un tour et qu’il n’allait pas tarder à revenir. Comme mon neveu me remplaçait au magasin et que je n’étais pas tellement pressé je me suis assis au soleil sur le banc qu’il y a devant le Pavillon et j’ai attendu. J’ai attendu une bonne demi-heure, peut-être un peu plus, je ne sais pas exactement. Je suis même descendu jusqu’à la rivière. Là j’ai appelé, mais sans résultat : pas de réponse. Je suis remonté au Pavillon où j’ai encore patienté jusqu’à ce que je sois obligé de lever l’ancre. En fait, j’ai trouvé cette absence plutôt… comment dire… presque inquiétante. Votre locataire sait pourtant que je passe à jour et heure fixe et d’habitude il m’attend. Qu’il me fasse un lapin n’était jamais arrivé. Je me demande

— Houai, c’est bizarre. L’intérieur du Pavillon, comment était-il, en ordre ; ou bien avez-vous remarqué quelque chose d’anormal ?

— Non rien, c’était propre, rangé. Rien à dire.

— Vous avez prévenu quelqu’un, le sheriff par exemple ?

— Non, non, je voulais vous parler de tout ça avant d’ameuter la cavalerie lourde… Au fait, il a un fusil ?

— Non, sûrement pas : il a horreur des armes à feu. »

Georges répondit par un grognement : « Pas bon, ça, pas bon ! D’accord il n’y a plus ni Hurons ni Mohawks comme ceux qui, dit-on, ont massacré les Gutmann, mais il reste des ours.»

Pas bon ça, oui, je trouvais aussi ; mais Gary avait obstinément décliné mon offre de lui prêter une Winchester et il n’avait comme seule arme emporté qu’un vulgaire couteau de boy scout. Enfin, impossible à présent d’y changer quoi que ce soit.

« Bon écoutez, je viens vous voir demain matin, vous serez au magasin ?

— Oui, oui, j’y serai.

— Alors à demain !

— A demain. »

D’avoir entendu Georges faire allusion au supposé drame qui, un siècle et demi plus tôt, s’était produit là où se trouvait maintenant le “Pavillon de Chasse” me tracassa toute la soirée. En fait, on ne savait pas grand-chose sinon que les Gutmann, une famille de colons allemands qui s’était établie à cet endroit disparut corps et biens deux ans après son arrivée. Faute d’explication on ne tarda pas à en attribuer la responsabilité aux Indiens, qui vivaient à proximité. Il n’y avait pas l’ombre d’une preuve mais pour plusieurs fermiers des environs le prétexte était tout trouvé pour donner une sévère correction à ces soi-disant “sauvage”. Ils organisèrent un “corps expéditionnaire” d’une vingtaine d’hommes. Armés jusqu’aux dents, ils chevauchèrent jusqu’au village indien, mais lorsqu’ils y parvinrent ils durent se rendre à l’évidence : il n’y avait plus personne. Furieux, ils mirent le feu aux habitations puis s’en retournèrent.

Quant à la petite ferme des Gutmann, laissée à l’abandon, elle se délabrait inexorablement jusqu’au jour où un incendie acheva de la détruire. Comme personne ne sut en expliquer l’origine, la croyance que ce lieu était maléfique se répandit. Elle s’insinua dans les esprits avec tant de force que la commune de Jackson, qui était propriétaire du site, ne trouva, durant des décennies, aucun locataire ni aucun acheteur désireux de s’y installer.

Mais un jour, mon grand-père, qui se moquait des superstitions comme de sa première chemise acquit tout le lot pour une bouchée de pain : ruine et terrains attenants compris. Il restaura la fermette qui dès lors lui servit, et plus tard à mon père, de pied à terre lorsqu’ils chassaient dans les parages. C’est pour cette raison qu’ils donnèrent le nom de “Pavillon de Chasse” à ce modeste édifice qui n’était encore guère plus qu’une cabane. Au fil du temps elle fut agrandie et modernisée. A présent, des panneaux voltaïques et une petite éolienne l’approvisionnent en courant électrique.  

Je n’ai pas hérité de la passion que mes aïeuls avaient pour la chasse. Aussi, lorsque j’ai le temps de passer quelques jours en ce lieu perdu en pleine nature, est-ce uniquement pour me reposer en jouissant du calme et de la solitude.

Un jour j’ai invité Gary à y passer le week-end avec moi. Il avait perdu son travail et, cerise sur le gâteau, sa femme l’avait quitté. Comme il sombrait dans la déprime, j’espérais que de changer d’air lui remonterait le moral. L’endroit en tout cas l’a immédiatement fasciné. Etait-ce en raison de son cadre idyllique ou parce que je lui en avais rapporté l’histoire ? Je n’en sais rien. Toutefois est-il que de retour en ville il parut avoir repris du poil de la bête. Il entreprit des recherches sur les Gutmann. En se plongeant dans les archives : coupures de presse d’époque, rapports de police, registres de baptêmes et d’état civil, il collecta tout ce qui était susceptible de lui en apprendre un peu plus. En fait, en dehors de sa date d’arrivée sur le territoire des Etats Unis, celle de sa disparition et les prénoms de ses membres, il ne trouva pas grand-chose sinon que la famille étaient originaires de la même région de Prusse Orientale – de nos jours polonaise – que la sienne. Cela fit bouillir son imagination.



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