LOGOENTETE

Asmarda.

   Il arrivait qu’un vagabond, un ermite du désert ou de la montagne s’aventure jusqu’au marché pour y mendier de la nourriture. Le temps où l’on accueillait ces hommes avec les égards dus à ceux que l’on croit envoyés par les dieux était bien révolu. A présent on n’hésitait plus à leur manifester du mépris. Il arrivait même qu’on les chasse à coups de bâton. Mais un jour l’un d’eux, loin de s’enfuir l’oreille basse, se rebella. Il protesta non seulement avec véhémence du traitement qui lui était fait mais se mit également à invectiver la foule et à tenir un discours où se mêlaient imprécations et prophéties. C’était tellement inhabituel qu’un attroupement goguenard se forma autour de lui.

  « Vous êtes des égoïstes, clama-t-il. L’opulence a desséché vos cœurs ; mais prenez garde, votre avarice, votre vanité, causeront votre perte tout comme celle de votre roi. Je vous le prédis, le jour où sera achevé ce rempart de marbre inutile qu’il fait ériger, les calamités et le malheur fondront sur vous, je vous le dis, il ne restera que poussière de cette cité et elle sera oubliée par les hommes. »

  S’en était trop. On se saisit de l’oiseau de malheur qui avait eu le front de critiquer le souverain et on le jeta en prison.

  « Demain tu seras jugé et on te coupera la tête », lui annonça son geôlier.

  Le lendemain, escorté par les témoins, l’homme qu’on avait couvert de chaînes fut amené au tribunal où le roi rendait la justice tous les matins.

  « Qu’a-t-il fait ? demanda Ganès, le septième du nom.

  - Il vous a injurié Majesté, et nous vos sujets également, répondit l’un des marchands que les autres avaient chargés de parler en leur nom. Il vous a traité d’orgueilleux et nous d’égoïstes. Il a aussi annoncé la ruine du royaume.

  - Est-ce la vérité ? interrogea Ganès en s’adressant au prisonnier.

  Celui-ci, loin de baisser les yeux regarda son interlocuteur en face et répondit : « Si ce que je prétends est faux, si ériger un rempart de marbre qui ne sert à rien plutôt que de faire la charité à un ascète comme moi n’est pas de l’égoïsme et de l’orgueil, alors oui, je vous ai insulté, vous et vos sujets.

  - Tu ne manques pas d’audace de me parler ainsi. Mais dis-moi, que reproches-tu exactement aux hommes ici présents et pourquoi penses-tu que la cité court à sa perte ?

  - Ces gens qui pourtant ne manquent ni du nécessaire ni du superflus préfèrent jeter aux chiens les denrées qu’ils n’ont pas vendues plutôt que d’en faire l’aumône. Leurs pères n’agissaient pas de la sorte, ils respectaient ceux qui dans la montagne écoutent parler les dieux. Eux ne croient plus en rien. Je n’ai pas peur de le répéter, lorsqu’on ne pense plus qu’à soi-même, lorsqu’on ne sait plus ce que compassion veut dire, on court à sa perte. Les prophètes l’ont affirmé. »

« Et vous qu’en dites-vous, demanda Ganès en se tournant vers les marchands. Est-il vrai que vous préférez jeter vos excédents plutôt que de les donner, et si oui, pourquoi ? »

  Les marchands se consultèrent du regard d’un air embarrassé puis leur porte-parole finit par répondre : « Cet homme ne dit pas l’entière vérité, s’il est exact que les chiens mangent parfois des restes de viande gâchée par la chaleur, nous donnons au bétail les légumes et les fruits qui n’ont pas été vendus dans la journée car le lendemain ils ont perdu leur belle apparence et ne valent plus rien. Rien n’est gâché. Nous travaillons dur de l’aube au crépuscule. Pourquoi devrions-nous subvenir aux besoins de ceux qui ne font rien ? Pourquoi donner aux uns et faire payer les autres ? Si nous agissions ainsi ils seraient de plus en plus nombreux à venir quémander et notre commerce serait ruiné.

  - Certes, vous avez raison, mais à l’heure qu’il est, arrive-t-il souvent qu’on vienne vous solliciter ?

  - Non, il n’y a que celui-là et parfois deux ou trois ascètes comme lui, parfois des caravaniers qui ont tout perdu en route.

  - Et ces derniers, leur venez-vous en aide ? »

  Personne ne répondit.

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